« Une femme âgée, de noir vêtue, court sur un sentier filant au-dessus d’une rivière à l’eau bouillonnante. A bout de souffle. Elle s’arrête, pliée en deux pour reprendre sa respiration, puis s’élance à nouveau à corps perdu sur la sente étroite qui maintenant glisse en serpentant vers Lakarri où se trouve la maison de son frère.
Elle ira ainsi, dans une seule nuit, depuis la place de Larrau jusqu’à Mauléon, demander des nouvelles de son fils enlevé par des inconnus sanguinaires. Elle frappera de ses mains gelées les lourdes portes du Château féodal. Elle longera la vallée d’Andoze et, réalisant l’impossible, elle franchira la chaîne montagneuse de Bosmendieta.
Elle, c’est Marisantz, personnage principal de la chanson de Berterretxe datant du milieu du quatorzième siècle. Elle aura tout tenté pour sauver son fils d’une mort déjà annoncée. La tragédie se déroule en Haute Soule et quand l’élégie s’achève, le cadavre du jeune homme gît au-dessus de Licq, devant la maison Ezpeldoia, sous les yeux de Margarita, sa fiancée. La Soule se retrouve entièrement en tant que cadre du drame vécue dans les ténèbres de l’Histoire.
Il y aurait assez d’éléments pour en faire un film palpitant, en costumes d’époque. On pourrait lancer les rangs disparates de mercenaires affamés, dirigés par le comte de Mauléon, à travers les forêts et les villages apeurés des alentours. Montrer le courage de cette mère, le sang sur le visage endolori de Margarita Ezpeldoi, le corps sans vie de Berterretxe, opposant et résistant au système d’oppression que le cacique local a mis en place.
Le poète, témoin de l’événement, aura facilité le travail du réalisateur contemporain en découpant son histoire en trois parties mémorables : l’arrestation de Bereterretxe, la course éperdue de Marisantz, l’assassinat du jeune homme et la douleur de sa promise. On vous le dit, un génie de la mise en scène !
Deux bandes armées se disputaient le contrôle du territoire basque au moment de la Renaissance. Les partisans des Gramont, soutenus par les souverains français, luttaient contre les Beaumontais dirigés par les rois de Navarre. Le héros semblait appartenir à ce dernier groupe. Les escarmouches, nombreuses, participaient de l’instabilité permanente des zones encaissées et obscures mentionnées dans l’élégie.
Bereterretxe est devenu, avec le temps, le symbole de la résistance aux forces des gouvernants qui agissent, aveugles et manipulatrices, pour conquérir l’espace local. Mais le visage de la domination n’est pas étranger à la société qui s’oppose à lui : le seigneur de Mauléon est connu de tous, il est l’un des leurs, une sorte d’ennemi intérieur, dont on ne se méfie pas assez. La chanson l’affirme dès son premier couplet : il est comme le hêtre et le caillé de fromage, il n’a ni cœur ni consistance osseuse.
Dans ce récit mythique de dix-huit couplets, chanté ou mieux, psalmodié par une voix rauque au cœur de la nuit cobalt, on note un thème d’actualité, à méditer en silence, face à la croix qui rappelle le lieu du crime à Licq : la défiance naissante envers les pouvoirs politiques qui écrasent les faibles et honorent ceux que l’on appelle les grands, ceux que l’on apprend à respecter par la force des choses, depuis tout petit. L’improvisateur le dit clairement : je ne pensais pas qu’un descendant de noble pourrait mentir de la sorte…
Et pourtant…
Le verbe résister résonne de façon particulière dans chacune des langues du monde. Souvent, on pressent sa présence explicite ou implicite dans des mélodies et des écrits, qui ont quelque chose de biblique en eux. De grandiose. Une humanité irréductible, que le pouvoir, l’argent, la puissance, la société de consommation ne peut ni réduire, ni effacer, ni entraver. Malgré l’esclavage, l’humiliation, la violence –subie et renvoyée-, la destruction des milieux naturels, le déplacement des populations, la volonté de domination dissimulée au creux des vœux présidentiels de Nouvel An.
Sur le plateau de Bosmendieta qui surplombe la vallée d’Alçay, avant de descendre vers Logibar en suivant le balisage du GR10, on prendra le temps de fixer son regard sur la ligne d’horizon, sans chercher la raison de toutes choses : le vent se lève, froid, le pic d’Orhy est encore blanc de neige. Dans une borde une jeune femme tient dans ses bras un corps lacéré par quatorze coups de couteau. On l’entend pleurer et renifler, mais elle ne renoncera pas.
La chanson de Bereterretxe sera sa revanche séculaire. »
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Cette nouvelle est extraite de « Ces lieux qui nous racontent le Pays Basque », dernier ouvrage écrit en français par Itxaro Borda aux Editions Artza.
A retourver dans toutes les bonnes livrairies de France et du Pays des Basques !